La mission en Chine

La mission en Chine

► Benoît Vermander, s.j.
    Professeur dans la faculté de philosophie de l’Université Fudan, Shanghai
    Auteur de "Les jésuites et la Chine(Lessius, 2012)

 Le moment où Pierre Jartoux parvient en Chine – le tout début du XVIIIe siècle – correspond au pic de la présence jésuite dans ce pays lors de ce qu’on appelle « la première mission jésuite » (1583 - 1775) : on compte 82 jésuites actifs sur le territoire chinois en 1701. Cette présence n’est pas simplement étrangère : le nombre de jésuites chinois passera de 6 à 22 entre 1732 et 1743. Les Chinois devinrent le groupe national le plus nombreux dans la mission jésuite en 1748. Quant aux autres nationalités, le groupe des Italiens resta relativement stable en proportion durant tout le cours de la mission, tandis que les jésuites portugais prédominèrent jusqu’au premier tiers du dix- huitième siècle, avant que les Français constituent le groupe le plus nombreux durant une courte période (1731-1743). La « durée de vie » d’un jésuite dans la mission est assez élevée : un peu plus de vingt ans en moyenne, avec, dans un cas, une présence continue de soixante ans...

 L’année où arrive Pierre Jartoux, les jésuites qui ne sont pas en poste à la cour se partagent les 266 églises, 14 chapelles et 290 oratoires fondés par la Compagnie sur une portion appréciable du territoire de l’empire. Dans les églises, résidait normalement un catéchiste. Le vice-provincial Antoine Thomas estime le nombre de chrétiens servis alors par les jésuites à environ 196.000. Lorsque l’ordre jésuite verra sa suppression en Chine, en 1775, 26 de ses membres seront encore présents sur le territoire de l’empire. Des jésuites restèrent à la cour de l’empereur jusqu’en 1811, Mais ils n’étaient plus officiellement « jésuites » puisque la Compagnie n’existait plus, sauf en Russie. Elle fut rétablie par Rome en 1814. Les jésuites reviendront en Chine en 1843.

 Il est bon de faire mémoire de l’un de ceux qui, durant cette époque fondatrice, ont su faire le pontentre deux mondes, et y consacrer toute leur vie. Les sciences, la cartographie, l’étude des plantes, des langues et des pensées… tout était vecteur pour prendre pleinement au sérieux la vie, l’histoire, l’expérience de ceux qu’ils rencontraient, nouer des relations ancrées dans des réalités partagées, et, peu à peu, incarner dans la « chair » de ces réalités le message qu’ils apportaient. Il y avait déjà, sans nul doute, une tension entre apostolat culturel et apostolat direct – la vie de Pierre Jartoux en témoigne. Encore aujourd’hui, cette « tension créatrice » est perceptible : certains jésuites tentent l’expérience toujours précaire d’enseigner dans les séminaires, ou, souvent depuis Hong Kong, développent sessions et outils de formation spirituelle. Ou encore, la Casa Ricci Social Services à Macao – fondée par le jésuite Luis Ruiz (1913-2011) - coordonne le travail social à destination des populations les plus pauvres, opérant des programmes dans treize provinces chinoises, notamment pour le bénéfice de 64 léproseries. Des liens apparaissent ici entre les commencements de l’histoire jésuite en Chine et l’étape dans laquelle elle se déroule aujourd’hui : la Casa Ricci prend le relais de la Santa Casa de Misericordia, fondée en 1569 par le premier évêque de Macao, le jésuite Melchior Carneiro destiné au départ à devenir patriarche d’Éthiopie. La Santa Casa porta vite son effort sur les soins aux lépreux - exactement comme le fit le père Ruiz en 1986 lorsqu’il réorienta ses activités vers la Chine : une fois arrivé à Macao après son départ du Hebei, en 1951, il avait pris en charge l’aide aux personnes réfugiées dans l’enclave portugaise, puis trente ans plus tard il redirigea l’expertise et les moyens ainsi acquis vers la Chine continentale.

 La « tension créatrice » entre apostolat culturel et apostolat direct se sent tout particulièrement chez un célèbre jésuite français, Pierre Teilhard de Chardin. Il est vrai que les relations entre Teilhard et la Chine sont « hors norme », marquées dès le départ du sceau de l’ambiguïté. Teilhard soutient brillamment sa thèse de géologie en 1922, devant un amphithéâtre comble, à la Sorbonne. Il commence à enseigner la géologie à l’Institut catholique de Paris. Mais alors qu’un avenir sans nuages semble promis au savant de 41 ans, ses ennuis avec l’Église commencent – et ils ne cesseront qu’avec sa mort. Il écrit en effet un texte sur le péché originel qui semble remettre en cause l’historicité du récit biblique et qui montre une grande sympathie pour les thèses de Darwin. Pour éviter que les relations avec les bureaux romains s’enveniment, la province jésuite de France lui demande de partir en Chine poursuivre ses recherches scientifiques. Teilhard quitte donc Marseille pour Tianjin le 10 avril 1923. Teilhard n’est pas allé en Chine de son propre gré. Il n’est pas un nouveau Ricci. Il ne se considèrera jamais comme un missionnaire, mal à l’aise qu’il est devant lafaçon dont le christianisme est présenté en Asie. À son ami Édouard Le Roy, il écrit : « Le monde humain m’apparaît ces jours-ci comme une réalité énorme, compartimenté de cloisons étanches. Je n’arrive pas à comprendre la belle assurance de François Xavier et de tant d’autres, traversant ces mêmes mers il y a trois cents ans. Je ne doute pas qu’ils fussent plus chrétiens que moi. Mais ne leur manquait-il pas aussi le sens de certaines perspectives, et de certains abîmes, dans le monde des âmes ?1 »

 C’est en Chine, en 1927, inspiré à la fois par les crises personnelles traversées et par le pays où il vit, que Teilhard écrira le livre qui résume le mieux sa vision spirituelle, Le milieu divin. Toutes ces années sont agitées par des voyages fréquents et par des crises intérieures angoissantes. Mais c’est aussi une période décisive pour la carrière scientifique de Teilhard. Le site de Zhoukoudian, à 42 km au sud-est de Beijing, avait été exploré dès 1921 par le géologue suédois Johan Gunnar Anderson. La découverte de dents d'hominien dans le sédiment d'une caverne puis surtout, en décembre 1929, celle d'un crâne complet par l'archéologue chinois Pei Wenzhong créent une onde de choc dans le monde entier. La chronologie des débuts de l'histoire de l'homme est entièrement remise en cause par cette découverte : Sinanthropus pekinensis, ou Homo erectus pekinensis, qui vécut au milieu du pléistocène, entre 700.000 et 200.000 ans avant les temps modernes, maîtrisait le feu et utilisait un grand nombre d'instruments en pierre taillée. C’est en 1931, année de ses cinquante ans, que Teilhard identifie l’Homme de Pékin comme « Homo faber ». En 1931 et 1932, Teilhard, désormais célèbre, participe comme scientifique à la « croisière jaune » Haardt-Citroën en Asie centrale. Il rejoint au nord-ouest de Pékin à Kalgan le groupe Chine qui doit retrouver l'autre partie de l'équipe, le groupe Pamir, à Aksou. Avec ses compagnons il sera retenu de force plusieurs mois à Urumuqi.

 Teilhard reste immobilisé à Pékin de 1939 à 1946. Il lit, réfléchit, et termine son œuvre maîtresse. Car Teilhard n’a pas renoncé à la partie spéculative de son œuvre. Il achève son livre majeur. Le Phénomène humain clôture donc les 22 années que Teilhard a passé en Chine – de 1922 à 1946 -, même s’il en est souvent parti pour retourner en Europe, voyager en d’autres pays asiatiques ou aux États-Unis. Qu’importe : c’est au cours de ses explorations dans les immensités du territoire chinois, dans ses découvertes des trajets de la vie et de l’homme au travers des déserts et des vallées fluviales, que Teilhard a mûri sa pensée. Elle a été nourrie des paysages et de la civilisation qu’il explorait. Pour sûr, il n’a pas toujours compris ni rencontré le peuple au milieu duquel il vivait. Mais il a pressenti que ce peuple était dépositaire d’une part du mystère humain et spirituel universel qui prenait toute sa place dans la grande symphonie dont il voyait se dessiner les lignes.

 D’autres jésuites aujourd’hui dirigent leurs efforts vers l’enseignement, la recherche, espèrent tisser des liens plus étroits entre pensées et expériences chinoise et occidentale, même si la période de
« trop plein » des échanges que nous connaissons aujourd’hui (laquelle ne vas pas sans raccourcis ni malentendus) diffère profondément de celle connue par Pierre Jartoux, où prédominait l’ignorance réciproque. Ceux d’entre nous – bien peu nombreux – qui enseignent dans des universités de Chine continentale, sur une base périodique ou sur un contrat stable, espèrent tout à la fois partager un savoir et des expériences, et apprendre de leurs collègues et de leurs étudiants, comprendre de l’intérieur leurs aspirations, réfléchir avec eux sur les ruptures et les continuités qui ont marqué le dernier demi-siècle chinois. Il s’agit d’abord et avant tout « d’être avec », d’être compagnons en humanité, d’apprivoiser – comme le renard du Petit Prince - et de ce fait même de se laisser apprivoiser. Comme vous le sentez, c’est une tâche souvent plus « contemplative » qu’active, mais vivre et travailler dans la durée c’est justement laisser la contemplation creuser en soi et autour de soi des chemins que de prime abord on n’aurait pas perçu ni imaginé.

 Il ne s’agit donc pas d’imiter aujourd’hui ce que firent les jésuites aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le passé ne se répète pas. Mais il parle, il inspire – et parfois il réconforte. Alors, bon anniversaire Pierre Jartoux !

► Benoît Vermander, s.j.
    Professeur dans la faculté de philosophie de l’Université Fudan, Shanghai
    Auteur de "Les jésuites et la Chine(Lessius, 2012)

[Source : Diocèse de Gap et d'Embrun]


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Date de création : 23/06/2020 17:49
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